Ce culte du mariage comporte différents thèmes dont le plus évident est la glorification de la mère et de la fonction maternelle. L’amour d’une mère, que nul n’oublie, dont chacun a sa part, etc. Ce n’est pas faux. Mais il ne faudrait pourtant pas oublier qu’avec cet amour, les mères peuvent faire passer bien des choses, comme on vient de le voir. Le chantage affectif qui fait de cet amour un objet de troc est trop connu pour qu’on y insiste... Que n’obtient-on des enfants en échange de cet amour ! Et en tout premier l’amour filial qui est demandé, exigé. Le choeur des mères taxant d’ingratitude leurs enfants est propablement éternel. Si l’amour maternel et filial est le premier modèle d’amour, il ne faut pas trop s’étonner des habituels grincements de la vie amoureuse. C’est à dire que dès le départ, on est bien forcé d’admettre une forte capacité de leurre pour que puisse persister l’idée même de l’amour. Il faut dire que cette idée est soutenue par l’ensemble du groupe, de la société. Toutes les civilisations chantent les louanges des mères. Ce qui ne les empêche pas, et on retrouve là la duplicité du discours maternel lui-même, de développer en même temps le mépris et la méfiance à l’égard des femmes. l’accès à la maternité est le but, non seulement proposé mais encore imposé aux femmes, si elles veulent échapper à la crainte qu’elles inspirent. “Tu seras mère” dit la société à la petite fille. Il semble difficile de nier que la plupart des femmes aiment s’occuper d’enfants. De nombreux hommes aussi, d’ailleurs. Là encore, la lucidité de Freud vient couper court à toute invocation naturaliste de l’instinct. Ce n’est pas par instinct que la petite fille joue à la poupée. On le lui apprend. C’est peut-être par goût que beaucoup de femmes joueront avec leur enfants. Mais il faudra qu’elles apprennent à les nourrir et les soigner. La plupart des jeunes ménages contemporains se partagent les tâches et les travaux créés par la présence de l’enfant. Et la majorité des jeunes pères savent à l’occasion nourrir et langer leur descendance. Freud pour sa part ne s’attendrit pas devant le grand oeuvre de la nature. Ce qui attache l’adulte à “sa majesté bébé”, c’est, dit-il, un sentiment analogue à celui qui lie l’homme aux petits animaux : une image d’insouciance et de liberté sans limites dans laquelle il voudrait bien se reconnaître. En donnant à l’enfant une sorte de toute-puissance, c’est à son fantasme de toute-puissance que l’adulte donne libre cours.
Bien entendu, cette dimension narcissique de l’amour maternel est parfaitement méconnue dans la glorification des mères.
Que des animaux femelles se sacrifient pour leur portée est possible, que des mâles puissent le faire est probable. Que des femmes et des hommes le fassent est certain.
C’est cette virtualité qu’exploite le culte maternel. Le mensonge commence lorsque de la proposition “les parents peuvent se sacrifier pour leurs enfants”, on fait “toutes les mères se sacrifient pour leurs enfants”. Ce mensonge ne prend, bien sûr, toute sa portée que parce que de véritables mères le croient. Le mythe se renforce ainsi par de véritables circuits de réverbération. La société assigne à la femme la maternité comme accomplissement d’elle-même. Certaines femmes assument la maternité à condition qu’elles soit marquée d’héroïsme. Toute tentative de créer une sexualité qui ne se limite pas à la génitalité devient objet d’opprobe.
La célébration de la mère entraîne deux corollaires : le culte de la famille et celui de la fidélité conjugale. Rien que de poser la question d’une justification de ces dogmes peut paraître choquant. Considérer qu’il pourrait y avoir pour l’homme d’autres modes de vie que le mariage monogame est scandaleux : il faut être fou ou pervers pour imaginer une autre vie.
La concentration de l’intérêt sur la cellule familiale est source de progrès, de développement. On sait pourquoi on travaille : pour permettre à sa famille la vie la plus agréable possible. Assurez le confort, l’avenir. Tous les poncifs gravitent autour du “croissez et multipliez”. L’intérêt de la famille coïncide avec l’intérêt de la société. Le couple soucieux de l’épanouissement des enfants doit se concentrer sur son travail, accroître sa productivité, son rendement. Production et reproduction évoluent parallèlement.
Tout ce qui vient perturber cet ordre doit être prohibé. Et en tout premier lieu ce consommateur majeur d’énergie et de temps : l’adultère, l’amour extra-conjugal. Cette source de péchés, de délits, voire de crimes et de ruines entraîne en outre des troubles de l’équilibre psychique et précipite ses victimes dans la dépression et la folie.
Il faut pourtant se rendre à l’évidence : la majorité, l’immense majorité qui reproche l’infidélité aux seuls hommes sous le prétexte que : “les hommes ne pensent qu’à ça”, oublie que , pour qu’il y ait adultère, il faut bien que chacun des hommes débauchés trouve une femme comme partenaire.
Pourquoi rabâcher ces banalités ? Le mouvement d’humeur même qu’on éprouve à les lire traduit le peu de cas qu’on voudrait en faire. C’est un incident de parcours sans importance, qu’il s’agit surtout de ne pas prendre au sérieux. Soit. L’incartade nécessaire pour permettre de se replonger plus efficacement encore dans les activités sérieuses, avec éventuellement l’aiguillon d’une culpabilité rentable.
Allons jusqu’au bout du cynisme. Si l’échappée hors de la cellule familiale, hors du travail quotidien, était justement la visée ultime de chacun ? Si l’aventure, sous toutes ses formes, était ce à quoi aspirent l’homme ou la femme, à l’opposé de tout ce qui paraît raisonnable : penser au lendemain, assurer l’avenir, donner aux enfants le maximum de chances dans l’existence, poursuivre une oeuvre ?
L’aventure amoureuse, qui est aussi le modèle, jamais achevé d’ailleurs, de l’aventure en général, qu’elle soit exploration, création artistique, transformation, fait “perdre du temps”. On ne produit pas. Et qui pis est, non seulement on ne consomme pas non plus, mais encore on n’a pas envie de consommer. Tous les objets tentants offerts par la publicité perdent leurs attraits pour ceux qui osent courir le risque d’un désir personnel, individualisé.
Lucien Israel, L'hystérique, le sexe et le médecin. Page 110
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